Extrait
Anne Hébert, Les fous de Bassan
Le fou de Bassan modère soudain sa vitesse, ferme à moitié ses ailes, se laisse tomber, tête première, comme une flèche, à la verticale. Ne ferme ses ailes qu’au moment de toucher l’eau, faisant gicler dans l’air un nuage d’écume. L’ai si souvent contemplé cet oiseau superbe. Le retrouver intact et bien dessiné. Il suffit d’une image trop précise pour que le reste suive, se réveille, recolle ses morceaux, se remette à exister, tout un pays vivant, repêché au fond des eaux obscures. Griffin Creek, remué dans ses eaux natales par une nuée d’oiseaux affamés, remonte à la surface, étale ses grèves, ses herbes marines, ses rochers abrupts là où autrefois grimpaient des escaliers de bois pour la pêche à la baleine. Viennent les maisons et les bâtiments, les hommes et les femmes, les enfants et les bêtes, l’arche de Noé s’ouvre sous la pression des eaux, laisse filer sa cargaison mâle et femelle sur la côte, entre cap Sec et cap Sauvagine.