Bassin, le 10 juillet 2021
Ma belle Léa,
L’été s’annonce insupportable sans toi, comme un long métrage de Dolan sur mute. Comment ai-je pu accepter de passer des vacances en famille et sans écran? Ma mère a vraiment trop d’influence. Ma mère, c’est Messmer.
J’ai parcouru 1375 km d’asphalte, de forêts, de villes, de provinces et de mer sans grand frisson, comme on traverse la rue. J’ai murmuré des prières pour que le char dérape, que le paysage s’enflamme, que le bateau coule. Rien. Seul un long plan-séquence sans intérêt, impossible à découper. Et me voilà larguée dans un autre fuseau horaire.
Ici, les fleurs poussent au grand vent, indisciplinées et sauvages, sans attente particulière. Les teintes éclatantes des buttes, des maisons et de la mer fascinent. Les mères tressent les cheveux de leurs filles, les hommes préparent la fin de la saison de pêche au homard, les vieux cueillent de minuscules fraises. Les jeunes fêtent tard la nuit. Les gens se retrouvent, se rendent visite. La vie défile en dehors des cases horaires.
À quoi ressemblerait ma vie, Léa, si j’avais pris racine ici? Au large de la performance, ancrée dans l’important. Si seulement les vents pouvaient enterrer les voix incessantes dans ma tête. Ces voix faussement prévenantes qui me rappellent à chaque instant de surveiller mon apparence. De faire les bons choix. Toujours plus. Ces voix angoissantes, aux accents de parents des grandes villes. Ces voix qui ne m’appartiennent pas pénètrent ma conscience et mes gestes. Comme dans la peau de John Malkovich.
Avec toi, Léa, je voudrais m’étendre ici. Que nos veines palpitent à l’unisson pour réanimer cette masse atrophiée au cœur de ma poitrine. Enclencher ensemble la grande vidange de mon être. Ta main pour guide, plonger confiante dans cette mer immense et désordonnée. Laisser ses eaux s’installer en moi, purge vivifiante et salée. Apprivoiser son énergie et ses humeurs, le temps nécessaire. Puis épuisée, relâcher enfin mes muscles, enveloppée par ta bienveillance. Je fignole les détails de cette scène sans arrêt lorsque je ferme les yeux, rougis par le soleil et la fatigue.
Peut-être trouveras-tu quelques grains de sable dans cette enveloppe, Léa. Je t’en prie, allonge-toi sur cette plage postale. À mon retour, je rassemblerai doucement sur ton corps le sel, le quartz, le vent et la mer. Je te construirai un château, cimenté par nos liquides. Un château sans porte ni cachot. Sans seigneur ni anneau. Un château où il ne sera plus nécessaire de se défendre. Où nous pourrons simplement exister.
Lorsque je reviendrai, je t’offrirai ce que les îles ont remué en moi. Ensemble, nous frissonnerons.
Jade (pseudo)