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Fentes du ravissement

2e prix - 2022

Annabelle Payant

 


Fentes du ravissement

I. Saint-Anicet
 
On la nomme Pierrot
la fille de Réjeanne
le bébé de Pâques
puis l’enfant électrique
 
tout juste sortie des eaux
au premier cri
c’est toute la maison qui naît
de la route de terre
une luciole chargée à bloc
 
la cire froide des chandelles
couve les derniers secrets
pour rêver
il faudra se lover aux champs
étouffer les songes sous les roseaux
jusqu’à la prochaine lune
 
*
 
La suie aux joues
aux dents
arpenter les rangs en fratrie
déglinguée
la boue froide clouée aux semelles
 
désaltérer les petits
réveiller les joues
le bout des doigts
gelés
 
des rires gras musèlent la frousse
le grand fantôme bat de l’aile
dans une lampée de whisky
 
*
 
Pierrot
gamine irascible
lassée de corvées
devient la plus rebelle
 
la lessive
les foins
et la traite
pour une flânerie béate
 
du ruisseau
titube
la somptuosité
reflétant sur le guidon
de la cadette
 
au retour
la furie et les larmes
scindent le visage
en continents épars
 
*
 
Du bétail aux casseroles
une chambre à soi
des ongles nets
 
en fratrie éphémère
le pourpre aux joues
affleure
à l’heure du bouilli
 
le séjour chez les autres
germe des rêves
invisibles
 
*
 Les noces turquoise

lient les enfants
des bois
les plumes encore accrochées
aux tresses
 
des champs
oscille le tumulte pantelant
des âmes en remous
 
apprendre à jouer
le jonc au doigt
prête à éclore
du trésor sagittaire
 
*
 
Chaque pas
chaque culbute
saisis sur la pellicule
 
les étés passent au vent
à embrasser
à oindre
les cuisses potelées
d’amande douce
le joint au bec
 
et le maïs sucré
gicle
défie les gencives
 
*
 
Une Beatle blanche
enjambe l’arrière-pays
avale les champs
cul sec
 
à la chaîne
le tabac élime
la mélancolie
 
en terre de bitume
la Pierrot aux cheveux de paille
détonne
au creux des couloirs
des vestiaires
l’on dit
c’est tout juste
qu’elle ne sort pas d’une lampe
tels les accroires
de villages
 
la tignasse dorée
exulte
des tirs
des revers
des paniers
 
les puceaux
bouillonnent
la fougue muselée
au bas-ventre
 
une divine starlette
qui enseigne
à dribbler
 
II. Grand-maternité
 
À l’insu
ses sandales plein les pieds
vaine fierté
sur chevilles chevrotantes
 
à l’abri des ravages
toujours elle me berce
malgré l’altitude
 
nos horizons convergent
ses souvenirs
mes songes
 
en poussée acide
j’éclos de son rire
 
*
 
Balade à la campagne
la canicule nous gifle
Pierrot au volant
fait zigzaguer sa Subaru
voguer sur l’asphalte
les cuisses collées
à la banquette de cuir
 
Réjeanne a épuisé sa face B
fin des balades ancestrales
le silence emplit nos iris
et doucement se meurt
la cadence
 
les traces
de mes tempes huileuses
ornent la vitre arrière
mes yeux sont en veille
sous la brise qui assomme
 
Saint-Anicet en fleurs
gorgée d’encans
camouflée sous les ventes de garage
pour elles
villages des trouvailles inespérées
pour moi
dépotoir des vieilleries
 
Saint-Anicet
berceau de mon sang
nid de leur jeunesse
idyllique