Caroline Bertrand
Toi qui ne m’as pas aimée, ou peut-être un peu, au fond.
Est-ce que je t’étonne en te disant guetter le crépuscule, assise à ce pub en bordure de ton fleuve? Mon moment favori de la journée, tu le sais, le plus enveloppant, celui qui m’évoque trop souvent ton souvenir, bien que tu sois là, dans ton appart de Rosemont.
Ici, d’où tu viens, je t’imagine attablé à cette terrasse surplombant la berge afin d’être aux premières loges de la fin du jour. Ton amour du fleuve, tu m’en as parlé abondamment, et je m’en abreuvais. Impossible que ça ne nourrisse pas mon imaginaire crépusculaire. De ta 20 bordée de champs, puis de forêts, puis de champs encore, à ma table en bois, je tente encore de te raconter, incoerciblement.
Chaque fois que je fuis Montréal pour Chaudière, chez mon amie, tu envahis mes pensées, ton vécu m’accompagnant malgré moi sur cette route où l’on ne s’élancera jamais ensemble. Même si je l’aurai ardemment désiré. Saint-Vallier, Berthier-sur-Mer, Saint-Jean-Port-Joli: les villes se succéderaient au rythme des albums, nos cœurs se dilatant à l’unisson au gré des crescendo d’une musique qui nous a immédiatement unis après ce premier regard foudroyant que l’on avait échangé. Qui ne trompait pas. Bien que vain.
Le ciel pastel, le contemplerais-tu à mes côtés, alors que l’on filerait paisiblement vers tes origines? Bifurquerait-on sur la 132 même si l’on se dérobait des Appalaches auréolées d’or? On ralentirait la cadence en humant l’air cristallin du fleuve voisin, qui réapparaîtrait lorsque se clairsèmeraient les arbres.
De l’horizon iridescent du Saint-Laurent surgit une myriade de questions. Adolescent, lorsque tu t’ennuyais, me disais-tu, dans ton rang, venais-tu boire de la Bleue à la lueur des lampadaires antiques sur ce quai qui se jette dans le fleuve? Y embrasser tes premiers désirs, tes premières amours? Effleurer tes premiers seins? Le jour, arpentais-tu le chemin jouxté de rochers en solitaire, walkman en poche?
Ce matin, je courais le long de la 132, croisant des étendues de maïs qui t’ont peut-être vu grandir, et je m’imaginais dans ton sillon, terre que tu aurais foulée plus de deux décennies auparavant. T’émerveillais-tu devant cette nature qui constituait ton univers? Le jour s’éteint doucement, drapant le ciel incandescent d’orangé. J’aurais voulu que tu occupes le siège devant moi, que tes yeux azur me transpercent, que tu t’émeuves des splendeurs célestes. Je caresserais ta barbe argentée, que j’essaie d’imaginer noire, comme l’a connue le Saint-Laurent. Clandestine dans ta vie, je ne l’aurai vue que poivre et sel.
Ces villages, ces cafés longeant le Saint-Laurent, j’aurais voulu que tu m’en fasses découvrir les richesses, que tu me les décrives avec sensibilité, celle que tu t’évertuais à masquer afin de ne pas succomber à notre possible. Bientôt, le ciel et le fleuve ne formeront qu’une toile ébène. Un jour, je m’enivrerai de la tombée du jour avec un véritable amour. Et peut-être m’approprierai-je complètement le fleuve.
Ta belle C